Le bac du CHEYLAS


     Depuis le XIIème siècle, le massif d'Allevard est un centre minier et métallurgique.
     La crise du milieu du XVème siècle qui frappa la sidérurgie allevardine est due pour beaucoup à la concurrence d'une technologie nouvelle utilisant les hauts fourneaux. Ceux-ci s'étaient multipliés en Bourgogne et Franche-Comté et permettaient à ces régions de produire en masse, ce qui mettait en péril la sidérurgie d'Allevard.

     En réaction, le pays allevardin accueille à partir de 1598 des "spécialistes" venant de la région de Bergame, pour installer des hauts fourneaux performants. Ces installations innovantes pour l'époque n'avaient qu'un seul défaut : leur insatiable gourmandise en bois.
     Conséquence : le bois vint à manquer rapidement, d'où le déplacement des hauts fourneaux qui d'Allevard descendirent en Grésivaudan (la Gache, Tencin, Le Touvet)...
     Les années passant, les besoins évoluent, notamment pour l'armement et la construction navale : canon, ancres, clous, etc... La fin du XVIIème siècle voit le déplacement de nombreux hauts fourneaux, tels ceux de Tencin à Brignoud (1721) ou ceux du Touvet à Saint Vincent de Mercuze.

     Beaucoup de ces installations deviennent la propriété de grands seigneurs ou de religieux (Chartreux) qui cherchent à valoriser leur domaine forestier. C'est le cas du marquis de Marcieu à Saint Vincent de Mercuze. Si l'on en croit le livret "Les maîtres de l'acier", édité par le Musée Dauphinois, ce haut fourneau fut aux XVIIIème et XIXème siècles l'un des plus importants du Dauphiné.

     Cependant, le transfert des installations dans la vallée ne résolvait pas tous les problèmes. Un des plus importants demeurait celui des transports.

     Pour mener ses minerais d'Allevard à Saint Vincent de Mercuze, le marquis de Marcieu devait franchir l'Isère.

     L'ouvrage de Henri FERRAND, ciblé sur les voies de communications dans le haut Grésivaudan entre 1730 et 1850, nous permet de mesurer les difficultés rencontrées. Nous lui empruntons quelques extraits. L'ouvrage est consultable aux archives départementales sous la référence 8° 2995.

     Jusqu'aux travaux d'endiguement du XIXème siècle, l'Isère a serpenté d'un flanc à l'autre de la vallée, se créant un chenal, abandonnant de nombreux bras morts, "les brassières", au hasard des crues. Elle était d'un franchissement difficile, son courant pouvant dépasser 15 km/h. Au Moyen Age, un seul pont de bois, celui de Goncelin, existait entre Grenoble et Montmélian (55 km), tandis que quelques bacs à traille permettaient les relations agricoles entre les deux rives. Ce pont a disparu en 1733, suite au mauvais entretien et à une catastrophique inondation.

     Concurremment au bac de Goncelin qui avait remplacé l'antique pont mais qui ne servait qu'aux Goncelinois, existait le bac du Cheylas. C'est là que le minerai de fer descendu d'Allevard par le chemin du Fay, franchissait l'Isère pour être traité au fourneau de Saint Vincent de Mercuze.
     On suppose que ce bac a été créé vraisemblablement en même temps que celui de Goncelin , c'est à dire vers 1724 (ADI II C/ 780 pièce 12).

À quoi ce bac ressemblait-il ?


     Le bac est constitué d'un bateau à fond plat, assez grand pour contenir un attelage. L'engin était relié à des "trailles", chaînes qu'une ancre maintenait au fond du cours d'eau. L'extrémité de la chaîne aboutissait au bac et permettait au passeur de faire avancer son bateau en tirant sur elle. Le passeur bénéficiait de l'impulsion du courant qui, frappant obliquement les parois du bac, l'aidait dans son effort.

     Mr de Marcieu était propriétaire d'un haut fourneau sur la commune de Saint Vincent de Mercuze et il n'y avait aucun port régulier sur cette partie de l'Isère. On se servait d'un "bateau volant sans traille, corde ni pilier d'attache ", d'où passage peu fréquenté et très dangereux. (lettre adressée à Mr le Conseiller d'État, directeur des Ponts et chaussées).
     Le bac du Cheylas est affermé au marquis de Marcieu le 31 août 1807 moyennant la somme annuelle de 50 F (ADI VI S 9 n°19). Ce dernier avait déjà fait la dépense de la construction d'une digue sur la rive gauche et "d'un bateau ponté, avec fers, agrès... "
     Dans une lettre du Préfet de l'Isère, datée du 27 janvier 1818 (AD 6S 9/9), on peut lire : " Il devient indispensable que le bac servant au transport de fer, mines (minerais) et charbons de la rive gauche à la rive droite, soit établi d'une manière stable et sûre. "
     Ce bac ne présentait pas un produit suffisant pour que le gouvernement fasse exécuter à ses frais les réparations qu'exige l'établissement d'un passage qui devient indispensable pour l'exploitation envisagée. Le Préfet est donc d'avis que ce bac soit distrait de la ferme des bacs passée le 31 août 1807 et que la concession en soit accordée sans rétribution pendant 40 ans, à la charge par le Sieur de Marcieu de faire à ses frais les réparations et "de construire à ses frais sur la rive droite une digue pour rendre stable le passage du bac ".
     Le 6 juin 1808, le bac lui est concédé gratuitement pour 33 ans, "à charge pour lui d'effectuer des travaux d'entretien, une digue de 182 mètres en y employant 200 m3 d'enrochement, 400 m3 superficiels de terre et les graviers nécessaires... et de ne percevoir d'autres droits que ceux fixés par le gouvernement le 29 germinal an II (19 avril 1804) ".

     L'exploitation de ce bac n'est pas dépourvue de conflits. A preuve une lettre de M. de Marcieu au Préfet, le 11 décembre 1820 : " Pour éviter les discussions journalières qui s'élèvent avec les propriétaires de barques et de barquets, qui se permettent de passer illicitement l'Isère, principalement sur le territoire de la commune de Goncelin et environs en exigeant des rétributions, le tout au détriment du bac du Cheylas que j'exploite, j'ai recours à vous, Monsieur le Préfet, pour faire cesser ces abus qui diminuent considérablement la recette du bac... ".

     Un rapport des contributions indirectes au Préfet nous apprend que le sieur de Marcieu a transféré la ferme du bac à un nommé BONNAYME, moyennant la somme annuelle de 160 F, dont il sera rapidement dispensé, à charge pour lui d'entretenir le bac et ses agrès. Le sieur BONNAYME se paye avec les passages. Suite à ces déclarations, procès verbal a été dressé, la concession faite à M. de MARCIEU ne l'était qu'à la seule condition qu'il ne servirait qu'à son usage particulier.

     Lorsque approche l'expiration de sa concession, le marquis sollicitera une prolongation de 33 ans à 50 ans, puis le renouvellement de son privilège.
     Appréhendant un rejet, il présente une demande l'autorisant à établir un bac particulier pour l'exploitation de son usine et de ses propriétés sur les deux rives.
     Il argumente sur le fait que sa proposition est avantageuse à l'industrie et au commerce : elle empêchera les propriétaires des hauts fourneaux d'Allevard (rivaux de son établissement) d'établir un monopole pour la fourniture des fontes soit au commerce, soit à la fonderie royale de Saint Gervais. " Sans la faculté de ce passage, l'exploitation du haut fourneau de Saint Vincent de Mercuze qui déjà par l'éloignement et des charbons et des minerais ne soutient la concurrence avec celui d'Allevard qu'à cause de la qualité supérieure des fontes qu'il produit, ne pourrait plus fabriquer...".

     Suite à l'avis défavorable émis le 24 octobre 1838 par l'ingénieur des Ponts et chaussées CROZET, le marquis s'adresse alors au ministre des travaux publics, le 31 octobre 1839, faisant ressortir que "sans la faculté de passage, l'exploitation du haut-fourneau ne pourrait plus fabriquer..." (ADI VI 59 n°19)

     Le 20 février 1940, nouvel avis défavorable de l'ingénieur CROZET qui dénonce "l'insistance toute féodale qu'on apporte à cette affaire." (ADI VI 59 n° 19)

     Aussi, le 9 mai 1840, le préfet PELLENC refuse-t-il toute prolongation de privilège.

     En 1841, ont concouru pour l'adjudication du bac 4 personnes. C'est Abel ANDRIEU du Touvet qui l'emporte. Il agit pour et au nom du marquis de Marcieu. Redevance annuelle de 700 F.

     C'est l'occasion pour le lecteur d'avoir quelques précisions sur ledit bac :

1 - un bateau ponté de 16 mètres de longueur sur 4 mètres de largeur, garni de tous les agrès utiles à la manœuvre. Estimé : 400F.
2 - un câble ou traille d'environ 120 mètres de longueur. Estimé : 200 F.
3 - un traillon avec sa poulie. Estimé : 15 F.
4 - deux cabrettes ou poteaux avec cabestan. Estimé : 20 F.
5 - deux chaînes en fer et un cadenas. Estimé : 15 F.

TARIFS


5 centimes Une personne à pied, non chargée
10 centimes Une personne à pied, chargée du poids de 100 livres
5 centimes Marchandises embarquées à bras d'homme d'un poids de 100 livres au moins
1 centime Chaque tranche de 20 livres excédant le nombre ci-dessus
15 centimes Cheval ou mulet et son cavalier (valise comprise)
10 centimes Cheval, mulet
7,5 centimes Âne ou ânesse
2,5 centimes Mouton, brebis, chèvre
30 centimes Voiture suspendue à 2 roues attelée d'un cheval ou mulet
40 centimes Voiture suspendue à 4 roues attelée d'un cheval ou mulet
Etc... : 34 tarifs différents !

     Dans le temps des hautes eaux, le paiement sera double.
     Le fermier sera contraint de passer isolément toute personne qui aura attendu une demi-heure. Il devra la passer immédiatement si elle lui assure un triple droit.
     Le fermier ne sera tenu de passer avant le lever ou après le coucher du soleil que les juges de paix, maires, adjoints ou officiers de police, agents des douanes ou des contributions indirectes et la gendarmerie pour l'exercice de leurs fonctions.
     La charge que les bacs pourront contenir est limitée, savoir : pour le bac, à 40 individus, y compris les mariniers, ou à 6 chevaux, mulets, vaches, avec les conducteurs. En période de hautes eaux, la charge sera limitée à 26 individus.

     Le 27 septembre 1843, ANDRIEU est à nouveau adjudicataire pour la somme de 700 F par an. (ADI VI S9 n° 19). Mais le haut-fourneau de Saint Vincent de Mercuze, défavorisé par les frais de transport, ne peut plus soutenir la concurrence. Le marquis abandonne l'ancien bac. Il dut trouver une solution satisfaisante (si un lecteur averti en connaît les tenants et les aboutissants, qu'il nous les communique, nous l'en remercions par avance) car, en 1845 un nouveau haut fourneau fut entièrement reconstruit par Émile Gueymard. Aujourd'hui encore, certaines parties des installations subsistent et sont visibles (protégées au titre des monuments historiques).

     Durant quelques années, on n'entend plus parler du bac, on n'en trouve plus de trace dans les documents si ce n'est en 1845 lorsque le préfet demande à la commune du Cheylas son avis sur l'implantation du futur pont reliant Goncelin au Touvet.

     Nos élus jugent alors que ce pont ne sera "d'aucune utilité à la commune" puisque éloigné de presque 4 kilomètres du hameau principal. "Le bac fournit un moyen de communication beaucoup plus rapproché avec les communes de la rive droite ". Ce pont sera même préjudiciable "notamment parce que les débiteurs de vin d'Allevard qui s'approvisionnent au Cheylas, cesseront de le faire quand ils auront un chemin plus facile pour aller faire leurs provisions sur la rive droite où le vin est plutôt potable." (Archives municipales, délibération du 23 février 1845)

     On retrouve trace du bac en 1848 à propos d'un "incident de navigation " relaté dans un procès-verbal conservé aux archives départementales (6 S9/19) : " Le 30 novembre 1848, à midi, sur la déclaration de Sieur GORGERON Joseph, marinier, CARRIER Jean et BEME Auguste, journalier, demeurant tous à Grenoble, le conducteur des Ponts et Chaussées soussigné a constaté que le 28 du mois de novembre à quatre heures vingt minutes de l'après-midi, la barque que le Sieur GORGERON conduisait du pont de la Gâche à Grenoble d'après les ordres qu'il en avait reçu de nous se trouva à 50 mètres en amont du bac du Cheylas, lorsque ce marinier s'aperçut que le pontonnier du bac se disposait à traverser la rivière avec le bac. Aussitôt il lui cria : Avant de traverser, laissez-nous passer ! Voyant que le Sieur Philippe REVOL, propriétaire demeurant à Sainte Marie d'Alloix et pontonnier du bac dont M. de MARCIEU est le fermier, ne tenait pas compte de ce premier avertissement, le Sieur GORGERON l'invita à ranger son bac de manière à ce qu'il n'avança plus et qu'il n'occupa que le moins de place possible en travers de la rivière. Malgré cette invitation, le Sieur REVOL n'en continua pas moins sa marche.

La barque conduite par le marinier GORGERON n'étant plus alors qu'à quelques mètres en amont du bac, celui-ci fit force de rames pour gagner la rive droite au risque d'aborder brusquement sur les enrochements placés au pied de la digue. Malgré cette manœuvre, le bac continuant à avancer vers la même rive heurta violemment avec sa proue l'angle gauche de la poupe de la barque. Le choc qui se produisit changea la direction de la barque, la remplit d'eau et la fit chavirer.
Les Sieurs GORGERON, CARRIER et BEME qui la montaient cherchèrent un moyen de salut, le dernier ne sachant pas nager, en s'accrochant à la proue du bac, les deux autres en cherchant à se rendre maîtres du courant qui les entraînait sous le bac...
"

     Toujours dans les délibérations du Conseil municipal, il est mentionné une séance du 15 août 1852 concernant les tarifs des droits à percevoir pour le passage du bac, tarifs proposés par le préfet. Mais le 17 décembre 1852, le bac du Cheylas ne trouve pas preneur pour 500 F de location annuelle. Le 10 janvier 1853, aucun soumissionnaire ne se présente pour 300 F. Le préfet avertit alors les maires de Sainte Marie d'Alloix et du Cheylas : "Si dans 10 jours il ne s'est fait aucune offre acceptable, le bac sera supprimé." (ADI VI S9)

     Une lettre du Préfet (18 juin 1853) nous apprend que le Sieur REVOL Philippe, propriétaire et cultivateur domicilié à Sainte Marie d'Alloix prend à titre de fermage le produit des droits à percevoir au passage d'eau du Cheylas pour une durée de 9 ans. Il s'engage à payer une redevance annuelle de 100 F

     Le coup de grâce fut administré, à son grand dam, par la commune du Cheylas lors de la séance du 10 novembre 1867.
     Le Maire commence la séance en signalant que : " Le Préfet a averti par lettre que la réadjudication du bac du Cheylas du 5 octobre 1867 est resté sans succès et que, avant de provoquer la suppression dudit bac, il désirerait connaître si l'intention de la commune était de prendre l'engagement de l'exploitation à ses frais, risques et périls."
Le Conseil déclare " ne pas pouvoir prendre l'engagement d'exploiter à ses frais ledit bac, charge beaucoup trop lourde pour son budget. "
     Le Conseil " prie monsieur le Préfet de vouloir bien autoriser la commune du Cheylas à affecter les ressources dont elle peut disposer au bac en question, à titre d'indemnité, lequel devient particulier à la maison de monsieur de Marcieu, pour avoir ainsi droit à ce passage privé, le seul qui satisfasse le
vœu des habitants. "
     Le Préfet restera sourd à cette demande, conforté dans sa position par la direction générale des douanes et des contributions indirectes qui lui écrit le 26 février 1868 " ... Ce passage d'eau ayant perdu la plus grande partie de son importance..., les communes du Cheylas et de Sainte Marie d'Alloix intéressées à sa conservation ayant refusé de prendre l'exploitation à leur charge, j'estime qu'il y a lieu de prononcer la suppression proposée. "

...et le bac du Cheylas-bourg disparaîtra...

     Sa disparition sera accélérée par la mise en place de celui du Villard, établi à 2 000 mètres seulement de distance, dont la commune de la Buissière prend à titre de fermage le produit des droits à percevoir au passage d'eau. Ce fermage aura une durée de 3 ans ½ à dater du 1 juillet 1867. (ADI 6 S 9/19)

     Un rapport de l'ingénieur des Ponts et Chaussées, daté du 22 mars 1867, nous donne quelques précisions complémentaires : " ... Le bac du Villard autorisé par décision ministérielle du 10 avril 1866 devait être établi au droit de la station du Chemin de fer de Grenoble à Montmélian, dite du Cheylas, à 2 000 mètres environ en amont du bac du Cheylas. On devrait accéder à ce bac, côté de la rive droite, par le chemin dit Pilon, qui était indiqué comme servant de limite aux deux communes de la Buissière et de Sainte Marie d'Alloix...
La Buissière a demandé que le bac du Villard fut transporté à 800 mètres, en amont de l'emplacement projeté, en face du chemin de l'Epinay. Ce chemin, situé sur la rive droite, sur le territoire de la Buissière, correspond sur la rive gauche à une chaussée appelée de l'épi Chabert, appartenant au Cheylas...
"

 

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