Le CHEYLAS
 La gare et le pont de la discorde. 





     La construction d'une voie ferrée allant de Grenoble à Montmélian fut longue à se décider, la Compagnie des chemins de fer du Dauphiné se trouvant en concurrence avec la Compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerranée. Deux facteurs brusquèrent la décision : la fusion des deux compagnies concurrentes, en 1858, et surtout l'annexion de la Savoie à la France en 1860.
     Étoffer le réseau ferré du Dauphiné et de la Savoie était devenu, politiquement parlant, une priorité. Dès le 12 juin 1860, Napoléon III avait déclaré l'utilité publique d'une ligne.
Concédée au PLM le 11 juin 1863, la ligne de Grenoble à Montmélian fut ouverte à l'exploitation le 15 septembre 1866.

     La commune du Cheylas allait être directement concernée. D'abord elle allait vendre des terrains communaux pour l'implantation de la voie, mais surtout, elle allait se déchirer en luttes intestines pour déterminer l'implantation de la station.



Séance du 22 février 1853


     Le conseil prend connaissance de la lettre préfectorale par laquelle le Préfet " invite le Conseil municipal à délibérer sur le projet d'enquête du chemin de fer de Grenoble à la frontière sarde." Le Conseil " ne s'oppose pas à l'établissement d'une voie ferrée sur le sol de la commune du Cheylas. Cependant, il émet le vœu que son emplacement soit fixé tout à fait près des digues contre l'Isère, afin d'éviter les morcellements des terrains actuellement en culture et afin de prévenir beaucoup de difficultés qui certainement arriveraient si il était placé dans les terrains cultivés. "

Délibération du 25 juillet 1862


     Le Conseil municipal délibère sur le projet d'emplacement d'une station au Cheylas sur le chemin de fer Grenoble - Montmélian.

     Le projet fait figurer la station en face du château du Villard.

     Argumentant que tous les habitants du Cheylas (souligné dans le texte) désapprouvent cette implantation, que cette station est trop distante, que plusieurs autres communes circonvoisines se joignent au désaccord, le Conseil municipal souhaite que la station soit placée au lieu appelé chemin du Clos autrement dit chemin du Béal (ce qui correspond à la maison de la garde barrière, située derrière la salle polyvalente)

Ainsi placée "en face du Cheylas" la station " serait pour cette commune un véritable bienfait, le seul qui pût la dédommager du passage de la voie ferrée sur son territoire."

Délibérations des 18 mars et 18 mai 1863


     Délibérations pour vendre à l'État des terrains communaux situés aux Curtieux, à la Rollande et au Maupas, nécessaires à la construction du chemin de fer de Grenoble à Montmélian.

     Le capital produit par la vente des terrains se monte à 6 778 F 32 centimes.

Délibération du 18 février 1864


     Délibération pour payer les honoraires de Me ALBERT, avocat, chargé du dossier de l'emplacement de la gare (85 F)

     Mais le drame ne s'arrête pas à l'implantation d'une station. La logique exige que pour la desserte des communes de la rive droite un pont soit construit sur l'Isère, afin qu'elles bénéficient du chemin de fer.

Séance du 1 juillet 1866


     Un arrêté préfectoral du 30 mai 1866 a été pris concernant l'enquête sur le projet d'établissement d'un pont suspendu à construire sur l'Isère, en face de la commune du Cheylas.

     Le compte rendu de cette séance a été rédigé en deux fois : une première version a été barrée et remplacée par une autre modifiée. Démarche qui n'est sans doute pas innocente...

     La deuxième version reprend globalement les mêmes arguments :

     L'ensemble des communes intéressées correspond à une population totale de 
9 848 habitants. Ces communes sont, pour la rive droite : Sainte Marie d'Alloix, Saint Vincent de Mercuze, Le Montalieu et La Flachère, et pour la rive gauche : Le Cheylas, Morêtel, Saint Pierre d'Allevard, Allevard, Pinsot et La Ferrière. Toutes ces communes demandent "ardemment" que le pont soit établi en face du Cheylas-bourg.
" Le bac, au lieu où il existe, de temps immémorial, est donc le point que lui ont fixé ces nombreuses communes comme étant le seul qui pût les desservir utilement. Toutes ces communes échangent entre elles leurs produits et ces transactions ont lieu en suivant la pente naturelle, la ligne directe que le bac actuel relie entre les deux rives."      L'avant-projet avait proposé trois tracés. Et le Conseil d'enfoncer le clou et de rêver : " Un seul tracé, le plus rapproché dudit bac, est le seul qui puisse donner satisfaction. Établir le pont en face du bourg, lequel entraînera l'emplacement de la gare, et, comme conséquence heureuse de ces bienfaits, un nouveau viendra s'ajouter : un chemin de grande communication le long du Fay s'ouvrira enfin, dès qu'il sera possible, pour relier entre elles toutes ces communes et alimenter la gare du Cheylas qui dès lors acquerra une certaine importance, tel est le vœu de ces nombreuses populations. "

     En conséquence, le Conseil rejette les tracés rouge et vert.

     Si " tel est le vœu de ces nombreuses populations ", c'est aussi et très fort le vœu de monsieur le marquis de Marcieu qui bénéficierait de ces nouvelles installations pour les hauts fourneaux de Saint Vincent de Mercuze et le transport des minerais venant du pays d'Allevard.

     Comme par hasard, dans la seconde version, il n'est plus fait mention des intérêts de monsieur de Marcieu, alors que la première mouture précisait " les hauts fourneaux de Mr de Marcieu envoient leurs fontes aux usines d'Allevard " et " l'usine de Mr de Marcieu tire l'alimentation de ses hauts fourneaux des montagnes de Saint Pierre ".

     Ce retrait tactique ne trompera guère. Aux archives départementales, on trouve une "Réponse" (4° 780) concernant " l'emplacement du pont du Cheylas destiné à faciliter aux populations de la rive droite l'accès à la voie ferrée qui est établie sur la rive gauche de l'Isère ".

     Premier constat : La Flachère figure dans les opposants du pont situé au bourg, contrairement à ce qu'argumentait le Conseil municipal.
Mais mieux encore : au rang des signataires, on retrouve "la section du Villard, commune du Cheylas"( à l'époque, le bourg représente environ 500 habitants et le Villard 260 ) .
Rejoignent ces deux communautés dans l'opposition les communes de la Buissière, Pontcharra et Barraux.

     Ces communes défendent le tracé vert. Elles prétendent représenter 2 028 personnes concernées alors que le tracé violet défendu par le Marquis ne concerne que 828 habitants (le Bourg + Ste Marie d'Alloix).

     D'autre part, les chemins d'accès reviendraient 3 000 F moins cher dans le projet violet .

     Enfin, Barraux et Pontcharra, communes éloignées, estiment avoir leur mot à dire à cause des subventions votées par ces communes.

     Et pour bien montrer quels sont leurs "adversaires", ils commencent leur écrit par " Réponse contre monsieur le marquis de Marcieu, et les communes du Cheylas et de sainte Marie d'Alloix.

     Pour eux, les autres communes citées par le Cheylas sont utilisées et ne sont guère parties prenantes, mais surtout la commune du Cheylas abonde dans le sens du marquis qui, lui, est intéressé pour son haut fourneau. "Mais la commune de saint Vincent elle même est désintéressée car ses voies de communication existantes conduisent à Goncelin. Pourquoi Saint Vincent s'imposerait la charge d'en créer une nouvelle pour aller au Cheylas ? "

     Le 26 juillet 1873, l'ingénieur TARATTE confirme un premier rapport du 15 avril 1873 et arrête le tracé vert, se basant notamment sur l'importance de la Buissière.

     C'est la consternation au Bourg !

     Hélas pour eux ( et pour le Marquis ) l'ingénieur en chef GENTIL adopte définitivement l'avis de l'ingénieur ordinaire. Le pont sera là où vous avez l'habitude de le voir, entre le Villard et la Buissière.

     Lors de la séance du 15 août 1867, le Conseil déçu, laisse éclater sa mauvaise humeur.
" Monsieur le Président donne connaissance au conseil d'une lettre de monsieur le Préfet dans laquelle il est dit que l'établissement d'un pont suspendu sur l'Isère comme complément nécessaire de la station dite du Cheylas comporte la création d'un chemin vicinal d'intérêt commun aux abords dudit pont sur les deux rives de l'Isère.
... La commune du Cheylas est appelée à délibérer sur les questions suivantes :
        utilité du chemin
        son classement comme voie d'intérêt commun
        le choix du tracé
        la désignation des communes intéressées
     Le conseil considérant que les questions qui font l'objet de cette délibération ont déjà été longuement discutées dans deux délibérations antérieures sous la date des 25 juillet 1862 et 1 juillet 1866 et qu'il est superflu de revenir sur le même sujet après avoir suffisamment prouvé qu'un seul de ces tracés pouvait servir les intérêts de la commune et que les deux autres lui sont au contraire très préjudiciables.
Que n'ayant pas d'espoir de voir adopter le tracé violet, elle voit ainsi ses vœux méconnus, ses intérêts lésés et que, par conséquent, elle ne peut en aucune façon intervenir en faveur d'un projet dont la réalisation aurait pour effet d'isoler la commune en la privant d'une de ses principales voies de communication.
"

     Le Conseil décide de voter pour le maintien du bac !

     Il en faut davantage pour émouvoir le Préfet qui demande une délibération sur la répartition de la dépense pour le chemin vicinal dont le coût est évalué à 19 000 F. Il propose d'attribuer au Cheylas une part contributive égale au vingtième de la somme.

Séance du 18 janvier 1868


     Le Conseil rappelle qu'il a toujours combattu le projet d'établissement d'un pont suspendu en face de la station du Villard. Que cette construction a pour première conséquence la suppression du bac. " Que la commune dont les ressources sont déjà épuisées par la construction récente de deux maisons d'école et d'une mairie, et d'autres charges pressantes qu'elle ne veut plus écarter ni ajourner, telles que la création ou rectification de certaines catégories de ses chemins vicinaux, la translation de son cimetière, la réparation de son église,... , ne peut par conséquent s'imposer pour un chemin dont l'établissement ... est pour la commune d'une importance à peu près nulle. "

     Toutefois, le Conseil garde les pieds sur terre . Il décide de ne pas voter de fonds et au cas où " un vote lui serait imposé d'office, que la répartition qui la concerne soit abaissée du 20 au 10 pour cent... "

Séance du 10 novembre 1872


     La commune est à nouveau sollicitée afin d'apporter son concours subventionnel pour la construction du pont suspendu projeté au Cheylas - La Buissière.

     " Le Conseil s'en réfère aux décisions des délibérations précédentes sur ce sujet, desquelles il ne peut dévier mais déclare que le jour où un tracé favorable aux intérêts de la commune serait adopté, celle-ci ne reculerait devant aucun sacrifice pour en assurer la réalisation."

     Auparavant, le Conseil avait pris soin de préciser que " la majorité des habitants préféraient accéder sur l'autre rive en passant par le pont de Goncelin comme n'étant guère plus éloigné et surtout comme étant affranchi du droit de péage. "      Mauvais perdants et têtus, les élus du Cheylas en rajoutent le 17 avril 1873 " Le moment est venu où la commune du Cheylas doit joindre ses efforts à ceux des communes qui ont un intérêt commun avec elle à voir adopter le tracé qu'elle préconise pour l'édification du pont. "

     Le Conseil vote une délibération dans laquelle " il se dit prêt à tous les sacrifices à voir établir le pont suspendu en face du bourg. "

Séance du 9 juillet 1873


¸    On enfonce le clou. Le maire propose de mettre à la charge de la commune du Cheylas, pour sa part contributive, la somme de 10 000 F que la commune empruntera (bien entendu si le pont est au bourg !) .

     Le Conseil s'engage en outre à ouvrir la voie d'accès sur la rive gauche dudit pont.

     Enfin, le Conseil se dit prêt à d'autres sacrifices, si nécessaire.

     Bien sûr, auparavant, le Conseil dénonce le projet vert " qui ne servirait exclusivement que la Buissière ... et qui de plus aurait le ridicule d'aboutir sur la rive gauche dans un lieu désert à travers les vernaies et les marais. "

     Cette délibération est la goutte qui fait déborder le vase. Au Villard, au Trouillet, à l'Abbaye, au Maupas, au Rompay, on réagit "vertement". Ils se réunissent et rédigent une pétition qu'ils envoient au Préfet.

     Ils font ressortir le fait qu'ils représentent une population de 260 habitants, ce qui correspond à plus du tiers des intérêts de la commune. Le tracé vert , affirment-ils, est pour eux du plus grand intérêt. Ils jugent insupportable la proposition du 9 juillet 1873.

     Constatant les divergences d'intérêts entre eux et le bourg, et vu l'urgence de la situation, ils demandent au Préfet purement et simplement " de vouloir bien ériger la section du Villard en section de commune séparée et distincte, sous l'administration particulière de ses cinq conseillers municipaux actuels."

C'est la guerre de sécession : ça c'est sûr !


Séance du 17 août 1873


    L Le Conseil municipal se réunit et lecture est faite de cette pétition que le Préfet a transmise au Maire. Évidemment, le Conseil nie farouchement le problème, explique en long et en large que l'intérêt du Villard n'est pas dans le tracé vert et rejette la demande formulée par ladite pétition. Pas question de scinder la commune actuelle !
     En fin de délibération, messieurs André VILLOT et Antoine PAPET, conseillers municipaux signataires de la pétition, reviennent sur leur position, disent avoir été abusés par des manœuvres et se déjugent publiquement.

     Même si l'emplacement de la nouvelle station a été définitivement arrêté, le Conseil municipal ne désarme pas : persévérance ou entêtement ?

Séance du 28 décembre 1874


     Le Conseil propose le déplacement de la gare actuelle vers le bourg.
     Ce nouvel assaut est motivé par l'enquête que l'on vient d'ouvrir sur l'avant-projet présenté par MM. Schneider et Cie pour la construction d'un chemin de fer industriel d'embranchement. Ce chemin de fer est destiné à rattacher les mines de fer d'Allevard à la ligne de Grenoble à Montmélian.
     Le Conseil émet un avis favorable à la déclaration d'utilité publique demandée pour la ligne projetée et fait remarquer que MM. Schneider et Cie ont le même intérêt que la commune à voir la gare déplacée puisque cela réduirait la longueur de la voie de raccordement à construire depuis le pied du plan incliné du Cheylas jusqu'au chemin de fer de Grenoble à Montmélian.

     Comme rien ne bouge, le Maire décide d'en rajouter :

Séance du 9 mai 1875


     Mr le Maire invite l'assemblée "à offrir un concours pécuniaire à la compagnie pour le cas où celle-ci consentirait à établir définitivement la gare au lieu sus-indiqué [le bourg]."
     Ainsi, le Conseil réitère la demande de déplacer la gare de 1 150 m, vers le passage à niveau du Béal ou, et c'est nouveau comme proposition : "tout au moins à 600 m en aval, en face d'un chemin rural situé au droit du village du Mercier où aboutit un autre chemin récemment rectifié qui dessert le Villard, le Trouillet, etc.."
     Sous cette condition, la compagnie du PLM se voit proposer une subvention de 10 000 F (basée sur un emprunt de 12 ans).

Séance du 2 avril 1876


     Puisque le langage ordinaire ou celui de l'argent ne sont pas entendus, le Maire change de registre et "invite le Conseil à formuler des observations qui fassent ressortir la vérité d'une part, l'injustice de l'autre ; après quoi, si l'on ne veut pas se rendre à l'évidence, si, dans cette affaire il y a un esprit de partie, il ne restera plus que la perspective d'attendre de Dieu la justice qu'on ne peut obtenir des hommes."
     Et le Conseil d'émettre une virulente plaidoirie contre "l'aberration qui étonnera plus encore les générations futures."

Alors, "Générations actuelles" : Qu'en pensez-vous ?








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